Ce que l’ordinateur apporte aux humanités

Par Pierre Mounier

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Les perspectives ouvertes par Roberto Busa pour l’étude des textes sont plus importantes qu’il n’y paraît. Elles permettent en effet aux chercheurs non seulement d’adopter un autre point de vue sur les sources de leurs recherches, mais aussi, et peut-être surtout, de modifier l’amplitude et la diversité des sources sur lesquels ils appuient leur argumentation, permettant de faire surgir des questions nouvelles. Autrement dit, dans ce cas, les humanités numériques sont synonymes de redécouverte des sources. Dans des disciplines où la découverte de documents inédits est devenue plutôt rare – histoire ancienne, philologie, histoire de la littérature – la perspective est enthousiasmante : puisqu’on ne trouve plus tous les jours de nouveaux papyri, de nouveaux manuscrits, de nouvelles correspondances, la reprise à neuf de matériaux déjà connus constitue une opportunité à bien des égards. C’est sur cette base que se construisent aujourd’hui la plupart des projets dans ce domaine.

Une textualité « rayonnante »

Le travail de numérisation et de mise en ligne des oeuvres de William Blake fait figure de pionnier dans ce domaine. Conçue à partir de 1993 par Morris Eaves, Robert N. Essick et Joseph Viscomi, la William Blake Archive vise à rendre justice au caractère multiforme de l’œuvre du poète anglais, qui fut aussi illustrateur, peintre et typographe. Contrairement au travail de Roberto Busa, il s’agit ici essentiellement d’un travail d’édition numérique permettant d’étendre l’accessibilité des éditions originales publiées par Blake à un plus grand nombre de chercheurs susceptibles de renouveler le champ d’études portant sur cet auteur. Ainsi, le site du projet prend en charge l’édition numérique de la revue académique spécialisée sur Blake qui existe depuis les années 1970 et lui offre une seconde vie en termes de diffusion. La William Blake Archive est considérée aujourd’hui comme une sorte de modèle pour les projets de numérisation de corpus en humanités numériques, en raison de la qualité du travail d’édition dont il rend compte, aussi bien en termes de choix des matériaux qu’en ce qui concerne l’encodage du corpus (les textes ont été encodés très tôt en SGML puis en XML) ou la conception des interfaces de navigation et de consultation.

Créée par un spécialiste du romantisme, Jerome McGann, l’autre grande archive historique qui voit le jour à peu près au même moment est la Dante Gabriel Rosetti Archive. Comme le projet sur Blake, la Rosetti Archive donne prioritairement accès aux reproductions des œuvres originales, y compris lorsqu’il s’agit de textes (poèmes, livres, articles et textes théoriques), avant de livrer leur transcription. On voit donc bien qu’il s’agit avant tout de permettre aux chercheurs de visualiser en un clic des reproductions numériques d’originaux, qui autrement sont difficiles d'accès, et de bénéficier de tous les outils de recherche (index, apparat critique, moteur de recherche) leur permettant d’explorer facilement et rapidement le corpus ainsi constitué.

Il est remarquable que ces deux projets, premiers d’une longue lignée, aient pris pour objet les œuvres d’auteurs à la créativité polymorphe : la présence du texte et de l’image ensemble dans leur œuvre, indissolublement liés dans le cas de Blake, nécessite un travail d’édition numérique particulier qui leur rend justice. Ce travail d’édition, qui se situe dans la longue tradition de l’édition critique que connaissent les études littéraires (les porteurs des deux projets appartiennent à des départements d’études des textes et d’histoire de la littérature d’universités américaines), fonde une autre lignée intellectuelle que celle dont Roberto Busa est l’initiateur.